« Pour une Algérie Républicaine Moderne et Sociale »
   
  PARTI pour la LAICITE et la DEMOCRATIE (P-L-D) ex MDSL
  Entretien avec le Professeur Mohamed Akroun
 
Mohammed Arkoun, Professeur émérite à la Sorbonne nouvelle, interviewé dans Liberté du 10 décembre2009.
“De l’islam asservi à l’islam libéré“
Par : Chabha Bouslimani

Né en 1928 à Taourit-Mimoune, agrégé de langue et littérature arabes, Mohamed Arkoun obtient un doctorat de philosophie en 1968 à la Sorbonne, à Paris, dont il dirigera la chaire d’histoire de la pensée islamique.
De même, il fondera une nouvelle discipline, l’islamologie appliquée, dispensée dans de prestigieuses universités, en Europe et aux États-Unis. Ses travaux sur l’humanisme arabe et sa critique de la raison islamique lui on valu, à leur parution, une renommée internationale qui ne s’est jamais démentie, en plus de 40 ans de recherche, d’enseignement, de conférences et de publications. En prise directe sur les grands courants de l’histoire et des idées, sa démarche n’ignore pas le présent, à une époque où l’islam est au centre stratégique de l’actualité internationale. Bien au contraire, elle pose la nécessité d’une réflexion d’ensemble sur les problèmes. Connu pour la rigueur de sa pensée et une carrière universitaire entière fondée sur la liberté critique, Mohammed Arkoun se tient éloigné des polémiques médiatiques, des simplifications ou des définitions arbitraires. Tout en insistant sur le refus de réponses hâtives et schématiques à des questions  devant être abordées sans vision réductrice, il a bien voulu se livrer au public algérien. Il retrace ici les grandes étapes de son cheminement intellectuel et donne aussi quelques clés pour le comprendre au plus profond de ce parcours et au plus clair de sa pensée.

Liberté : De Taourirt-Mimoune à Oran,  puis à Alger et à Paris et les grandes universités du monde, qu’est-ce qui vous a le plus marqué ? 
Mohammed Arkoun : Chaque étape est un saut accompli dans une angoisse indissociable d’une volonté inébranlable de connaître, d’avancer et de mieux comprendre de proche en proche, ce que sont l’Algérie, l’Afrique du Nord devenue le Maghreb, le monde arabophone, la France, l’Europe, l’Occident, le monde où le fait islamique s’est imposé comme religion et une tradition spécifique. Dans ces itinéraires sans cesse élargis, Taourirt-Mimoune est demeurée une source et un repère anthropologiques constants.
En effet, dès l’âge de 14 ans, j’ai eu la chance d’être choisi comme informateur par l’ethnologue Jean Servier qui préparait sa thèse ; il me posait sur mon village des questions que je trouvais étranges ; je lui demandais à mon tour des explications. J’ai découvert ainsi le regard anthropologique sur les sociétés humaines, en particulier une donnée explicative fondamentale : les différences fonctionnelles entre culture orale et culture savante écrite. Jeune étudiant à l’université d’Alger, je pouvais ainsi déceler les insuffisances méthodologiques des cours de mes professeurs sur l’histoire et la sociologie du Maghreb. Je note qu’aujourd’hui encore, ces insuffisances sont loin d’être corrigées et une anthropohistoire du Maghreb reste encore à écrire.
Taourirt-Mimoune, dans les années 1940-50, a été magnifiquement présentée par Mouloud Mammeri dans la Colline oubliée. Une œuvre qui fait date par sa beauté littéraire, d’une part, et davantage encore par la lecture idéologique qu’en ont fait immédiatement des militants nationalistes.
Le Fils du pauvre, de Mouloud Feraoun, a connu le même sort. Là se nouent déjà les malentendus et les impensables qui vont prendre des dimensions tragiques dans l’histoire de l’Algérie durant la guerre de Libération et tout au long des cheminements idéologiques de l’Algérie indépendante jusqu’à ce jour.  J’ai quitté mon village, c’est-à-dire ma famille et mon terroir, à l’âge de 10 ans, pour aller rejoindre mon père à Aïn El-Arba, un village de colons algériens et français très riches dans la circonscription d’Aïn Témouchent, dans l’Oranie. J’ai achevé mes deux années d’école primaire pour revenir à Taourirt poursuivre ma scolarité au collège des Pères Blancs créé dans le village voisin d’Aït Larba. Trois ans après, je retourne à Oran pour entrer au lycée, devenu le lycée Pasteur après l’indépendance.
En 1949, j’entre à l’université d’Alger pour préparer une licence de langue et littérature arabes. Je quitte Alger pour Paris à la veille du déclenchement de la guerre de Libération pour préparer l’agrégation d’arabe, puis mon doctorat sur l’humanisme arabe aux IVe/Xe siècles. Je voulais, en fait, travailler sur les pratiques religieuses en Grande-Kabylie, mais le blocus de Lacoste sur la Kabylie m’en a empêché. 
Cette brève chronologie nourrit un volume entier que je suis en train de rédiger en transformant l’écriture purement autobiographique en une anthropohistoire de l’espace maghrébin où les cinq peuples-nations gérés par des partis-États depuis les indépendances s’exprimeront par-delà les discours nationalistes et les historiographies officielles qui escamotent les vécus réels de chaque ressortissant de cet espace. On lira dans mon livre récent Humanisme et Islam un échantillon de ce que j’appelle l’écriture anthropohistorique (lire le chapitre Avec Mouloud Mammeri à Taourirt-Mimoune).

Comment êtes-vous venu à la philosophie ? Au choix de l’islamologie ?
Je ne suis pas un professionnel de la philosophie, je préfère me définir comme un chercheur-penseur, sachant qu’il y a de grands et féconds chercheurs qui s’en tiennent à l’accumulation de connaissances érudites, des savants froids, distants par rapport aux significations, aux retentissements et aux conséquences que ces connaissances peuvent produire sur le présent et le futur des sociétés.
Le chercheur-penseur ne cesse de s’interroger sur la stratégie cognitive d’intervention dans la société et la sphère de connaissance où se déploie la recherche. Ainsi se sont imposées à moi la réflexion et l’interrogation philosophiques dans la discipline que j’appelle l’histoire de la pensée islamique. Je suis le premier à avoir introduit à la Sorbonne une chaire nommée Histoire de la pensée islamique. Mon exemple n’a été guère suivi ni en France ni ailleurs avec, bien sûr, les méthodologies et l’épistémologie historique spécifiques à cette discipline.
Car on parle souvent de pensée islamique tout en ignorant ses tâches, ses programmes, ses stratégies cognitives d’intervention dans le domaine complexe et vaste des études islamiques. Il y a des chaires de philosophie, de théologie, de droit musulman, d’études coraniques, etc., mais pas d’une pensée qui englobe toutes ces disciplines très liées les unes aux autres jusqu’au XIIIe siècle dans les trois religions monothéistes. C’est à partir des XVe-XVIe siècles que s’imposent en Europe chrétienne des lignes de partage entre les disciplines philosophiques et scientifiques, et la théologie qui perd progressivement son statut de discipline souveraine durant le Moyen-Âge. La pensée islamique a connu l’évolution inverse : la philosophie et ses liens avec la science ont été éliminés progressivement après la mort d’Ibn Rushd (1198) ; la théologie elle-même s’est trouvée affaiblie, et la raison s’est éloignée de l’investigation scientifique proprement dite jusqu’à nos jours.
C’est pourquoi j’ai ouvert le vaste champ de recherche sur la Critique de la raison islamique (voir l’édition récente en arabe de mon Naqd al-‘aql al-islâmî).
Cette critique implique l’appel à la philosophie, mais elle part de l’histoire des vicissitudes, de la place et de la sociologie des usages de la Raison dans toutes les disciplines cognitives.
Les fameux séminaires de la pensée islamique, organisés à grands frais par le ministère des Affaires religieuses en Algérie entre 1969-1991, sont devenus une véritable institution officielle. Je les ai suivis assidûment pendant 18 ans.
C’est là que j’ai ressenti la nécessité scientifique de créer une nouvelle discipline que j’ai appelée islamologie appliquée. Il s’agit pour le chercheur de prendre en charge tous les usages que les États, les partis politiques et les divers groupes sociaux enfermés dans leurs mémoires collectives respectives, font concurremment des mots valises comme islam, État, société, politique, vérité, loi divine, etc.
Ces usages ignorent totalement les enseignements, les interrogations, les apports incontournables des sciences de l’homme et de la société concernant les tensions permanentes entre religion, société et politique : ce que j’appelle les trois D en arabe : dîn, dunyâ, dawla. J’ai beaucoup écrit sur ces trois D, mais les discours dominants de l’islam officiel face au discours fondamentaliste éliminent sociologiquement les œuvres scientifiques et critiques sur ces sujets brûlants. Ainsi, bien que mes travaux traitent directement de l’exemple algérien, c’est en Algérie que mes publications sont le moins diffusées, le moins lues et, là où elles le sont, le moins comprises. Parfait exemple de censure généralisée de la pensée critique appliquée à l’intelligibilité des forces profondes de la société réelle par opposition à la société aliénée dans ses représentations mythoidéologiques.
La politique de l’escamotage des cadres sociaux de la connaissance qui soutiendraient les œuvres de la pensée critique a favorisé en Algérie et ailleurs dans le monde musulman le règne sans partage de ce que j’ai appelé depuis longtemps l’ignorance institutionnalisée. Je viens d’employer des concepts qu’on trouve rarement dans les manuels scolaires et que le discours fondamentaliste courant ignore et veut continuer d’ignorer.
Cette coupure entre le discours des sciences sociales et celui des religions en général porte préjudice à tout ce qui touche à la construction d’un espace citoyen pacifique dans les sociétés où l’instance religieuse exerce son contrôle sur tous les domaines sensibles de la production historique des sociétés : politique, culture, connaissances scientifiques, vie artistique, exercice de la pensée critique libre. Cela touche particulièrement les systèmes éducatifs, la formation des maîtres, la liberté de penser, la créativité littéraire et artistique, l’écriture de l’histoire et de l’anthropohistoire.

Selon vous l’islamologie, l’étude du Coran et de la Sunna, devrait s’appuyer nécessairement sur les outils de lecture et d’analyse des sciences sociales. Si on voulait à partir de là caractériser votre thèse, comment l’énonceriez-vous ? L’obligation d’extériorité en quelque sorte n’induit-elle pas qu’on doit presque être non musulman pour comprendre l’islam ? Ou condamner les musulmans à ignorer les travaux scientifiques ?
Votre question exprime clairement l’état de la croyance islamique voulue, diffusée, imposée depuis les indépendances dans les pays d’islam. Toute forme de la connaissance scientifique qui introduit un regard historique, sociologique, linguistique, anthropologique critique sur la croyance orthodoxe et les rites qui l’expriment doit être a priori écartée. On refuse de s’interroger sur les fonctions positives et les dérives imaginaires de toute religion quand elle renonce aux exigences intellectuelles et scientifiques de la raison. Les dérives mythoidéologiques des religions aliènent les rapports du sujet humain avec soi-même ; c’est ce qui nourrit les violences politiques depuis la disparition des codes éthico-culturels traditionnels assimilés dès l’enfance dans le cadre des cultures orales. Ces codes ont été remplacés par l’enseignement à l’école et à la mosquée d’un islam caricatural, réduit à des expressions rituelles, à des formules décontextualisées, sans liens avec son riche patrimoine intellectuel, culturel, moral et spirituel. C’est un islam victime de tous les effets pervers de la modernité matérielle, technologique et médiatique et soigneusement tenu à l’écart de tous les acquis incontournables, émancipateurs de cette même modernité. À cet égard, la comparaison avec le parcours du christianisme face à la modernité et aux révolutions scientifiques est très instructive. Je ne peux développer ici cette confrontation négligée jusqu’ici par les deux religions et même par les chercheurs. L’islam pris en otage par les États et les oppositions, refuse de considérer pourquoi l’Église catholique, qui a combattu la modernité et la laïcité, se réjouit désormais de la pertinence de la loi de 1905 en France. Elle garde, en effet, le monopole de l’instance de l’autorité morale et spirituelle sans s’exposer, comme elle l’a fait pendant des siècles, aux compromissions et aux errances de tout pouvoir politique. Voyez, en revanche, ce qui se passe en Iran où la Révolution dite islamique a opté pour l’histoire à rebours de celle ouverte par les trois Révolutions anglaise, américaine et française. C’est cette inversion des temporalités historiques par la pire violence politique au nom d’une religion usurpée, qui a plongé le monde actuel dans des guerres sans enjeu humaniste ni promesse d’avenir meilleur, et donc sans issue visible favorable à la condition humaine.  
Nous sommes dans cette impasse historique où prédomine la violence idéologique devenue systémique. Le plus grave est que les processus politiques qui ont conduit à ce résultat (voyez l’Irak, l’Afghanistan, le Pakistan, l’Algérie, etc.) sont fondés sur la même volonté d’ignorer souverainement tout ce qui concerne l’histoire de la pensée islamique : le statut cognitif du Coran, les conditions de construction du droit positif appelé fiqh, concept différent de Sharî‘a, indépendance du législateur et du juge de tout pouvoir politique en place ; étatisation de la religion depuis l’avènement de Mu‘âwiya, escamotage politique de la légitimité islamique depuis la Grande scission (al-fitna-l-kubrâ)… Les États postcoloniaux contrôlés par les partis uniques (partis-États) ont fait le choix politique de fonder leur légitimité sur l’islam. Le Pakistan s’est détaché de l’Inde au nom de l’identité islamique. L’islam ainsi invoqué dans une surenchère mimétique meurtrière n’est qu’un bricolage idéologique de l’union sacrée des États, des ulamâ et de sociétés manipulées, dépossédées de leurs points d’appui traditionnels, lancées dans des idéologies de combat semblables à celles des Internationales ouvrières. À quels tragiques aveuglements, à quelles rêveries folles et dévastatrices ont été soumis depuis 1945 tous les peuples de ce qu’on a appelé le Tiers Monde et maintenant le reste du monde? Après l’effondrement de l’idéologie prolétarienne, le recours à l’islam politique a réactivé les promesses de l’eschatologie classique en la vidant de la dimension du merveilleux mythohistorique commun à toutes les religions pour y substituer les fantasmes idéologiques entretenus par les grands Récits de fondation des constructions nationales après les libérations. J’appelle cela les mythoidéologies des religions séculières comme le communisme. Les États postcoloniaux ont impliqué l’islam dans ces Récits brouillant ainsi dans les consciences et les mémoires collectives les Grands Récits fondateurs de l’islam naissant et les Récits bricolés avec les débris de la Révolution socialiste arabe. On retrouve ces bricolages dans les sermons des mosquées, dans les conversations courantes, dans les discours scolaires, dans la littérature et les cassettes populistes vendues sur les trottoirs…
Le bricolage idéologique remonte à une soixantaine d’années ; il ne laisse pas place dans les imaginaires sociaux à la réflexion, aux interrogations vitales, au désir et à la nécessité de connaître, d’analyser, de subvertir la violence politique sans horizon d’espérance par la subversion intellectuelle, artistique, culturelle de tous les régimes de fausses vérités, de fausses légitimités, de légalités factices, de mensonges d’État devenus prédominants même dans les plus hautes instances internationales et les États démocratiques (Bush et Tony Blair). Je peux en parler en m’appuyant sur des expériences vécues. Qui donc libérera l’islam du rôle de victime émissaire qu’on lui fait jouer en l’affichant comme religion officielle dans les constitutions elles-mêmes manipulées ? 

Quel bilan faites-vous de cette thèse ? Qu’en est-il des débats aujourd’hui ? Peut-on considérer que l’islamologie en tant que discipline s’inscrit dans la continuité des lectures orientalistes du Coran ?
Je ne défends pas une thèse précise et limitée, j’ai parlé déjà de stratégie cognitive d’intervention. Si l’on parle du code du statut personnel, par exemple, j’examine d’abord les enjeux de la décision politique de tel État aidé par les docteurs de la Loi fonctionnarisés ; les argumentaires des juristes pour maintenir, réformer ou reconsidérer sa légitimité ; puis les fondements religieux, philosophiques et juridiques invoqués pour les comparer à ceux du droit moderne en contextes démocratiques. Je donne ainsi à tous les acteurs sociaux les informations historiques, doctrinales et les outils de pensée nécessaires pour identifier les droits irréductibles de la personne humaine (concept non encore retravaillé dans le fiqh) et particulièrement de la femme et de l’enfant aujourd’hui partout dans le monde et pas seulement en islam.
J’ai publié une vingtaine de titres en arabe chez Dâr al-Sâqî et Dâr al-talî‘a à Beyrouth. Je n’ai pas connaissance d’un compte rendu sérieux publié dans la presse algérienne ; même mon Humanisme et Islam, publié récemment en Algérie, a connu la même indifférence, sinon un rejet par un grand nombre, l’éditeur ne faisant rien pour la promotion d’un titre totalement nouveau dans la production sur la question vitale de l’islam tant disputée dans le monde. En Algérie, comme ailleurs, les gestionnaires officiels du sacré sont vigilants sur la mise à l’écart des livres “subversifs”. Quant à l’islamologie appliquée, elle ne s’inscrit pas du tout dans la ligne orientaliste même renouvelée. C’est une controverse que je refuse d’aborder ici. Car le leitmotiv sur l’orientalisme se poursuit depuis Renan et Al-Afghânî. Elle fait partie du confusionnisme idéologico-religieux. Il y a un débat récurrent sur la science appliquée en général ; c’est l’anthropologie appliquée qui nourrit le plus ce débat ; je ne puis entrer dans les détails ici.  

Dans quelle tradition philosophique vous inscrivez-vous ? Ce qui vous a le plus influencé ? 
Les concepts de faisceau de méthodes et d’épistémologie plurielle et historique n’autorisent pas l’affiliation à une école, un courant, une posture de la raison ; encore moins un parti politique, une confrérie, une théologie, une croyance orthodoxe ; les connaissances, les valeurs, les significations, les vérités sont toutes le résultat de processus multiples et variés qui tissent la vie complexe des sociétés et impriment des directions plus ou moins fortes, durables, fécondantes, libératrices ou, au contraire, négatives, régressives, mensongères aboutissant à des impasses comme celles que j’ai mentionnées. Ainsi, les facultés de l’esprit – raison, imagination, imaginal, imaginaire, mémoire personnelle et mémoire collective – demeurent toujours en éveil, vigilantes, accueillantes à toutes les données qui tissent le passé, le présent et le futur des hommes en société. J’appelle cela l’hygiène de l’esprit pour préserver ses droits, ses libertés et sa vocation à la connaissance sans cesse partagée, revisitée, soumise à confrontation, testée pour sa validité ou son archaïsme, soumise aux épreuves du temps, tout comme devrait l’être la foi religieuse. La foi est différente de la simple croyance, car elle implique l’intelligibilité du sujet humain, du monde, de l’autre, de l’histoire en tant que déploiements pluriels et changeants de l’existence humaine. Fides quaerens intellectum (la foi en quête d’intelligence), répète l’adage théologique chrétien ; je rappelle cette formule pour souligner que dans l’islam pris en otage, il n’y a plus ni théologie ni philosophie, encore moins l’éthique de la connaissance implicite dans toute pratique responsable des sciences de l’homme et de la société.

Que pensez-vous de la crise des  concepts en sciences sociales ?
Les concepts ont une vie plus ou moins longue ; car ils sont retravaillés dans des contextes changeants de la culture, de la connaissance, de la vie politique, économique, des révolutions scientifiques, etc. Le travail de (re) conceptualisation est permanent, c’est le cœur battant de la connaissance scientifique. C’est là que le concept de chercheur-penseur prend toute sa signification et toute sa portée cognitive. Mon écriture d’historien de la pensée islamique est un effort constant de conceptualisation critique des divers discours produits par la Raison islamique. Il y a aujourd’hui de jeunes chercheurs qui tentent d’élaborer un dictionnaire de l’ensemble de mon œuvre. Une première esquisse de ce dictionnaire va paraître sous peu dans la version arabe de mon Humanisme et islam. Car faire passer le travail de conceptualisation du français ou de l’anglais en arabe est un travail très délicat, car l’arabe souffre du peu d’attention accordée aux sciences de l’homme appliquées au domaine islamique. Je n’ai pas abordé l’immense question de l’arabisation dans le monde arabe. Ici, j’ai dénoncé dans toute ma carrière de professeur le scandale politique et scientifique d’un monde arabe fier de sa langue, mais qui, à ce jour, n’a jamais songé à produire un dictionnaire historique de la langue arabe comparable au grand Robert ou au Trésor de la langue française. Cette carence si dommageable est intimement liée aux régressions, aux impensables et impensés accumulés dans la pensée islamique contemporaine (voir mon livre Islam : to Reform or to Subvert ? Londres 2006). 
Je ne peux aborder la crise ou les omissions de la conceptualisation en sciences sociales dans les contextes actuels, c’est trop complexe et je ne veux rien simplifier. Je noterai seulement que dans l’immense production dans le domaine de “l’islam”, l’indifférence au travail de (re) conceptualisation l’emporte de très loin sur la conscience de l’urgence et de la nécessité scientifique de donner justement la priorité à ce travail intellectuellement vital. Il y a une connivence d’intérêts très préjudiciable entre les grands éditeurs et les très nombreux essayistes qui gonflent la circulation dans le marché de titres qui ajoutent de la confusion et multiplient les stéréotypes sur un domaine de la connaissance où les grands travaux restent trop ignorés.  

La compréhension de l’islam peut-elle se limiter à la seule étude des textes ? Du discours ? Que pensez-vous d’une vision pluridisciplinaire qui intégrerait la culture, la sociologie, la linguistique et d’autres ?
Je crois avoir suffisamment répondu à cette question. Tant que les musulmans eux-mêmes ne s’engagent pas dans les voies d’une histoire et d’une anthropologie comparées des religions, comme on est en train de la faire en Europe, il n’y aura pas de stimulation intellectuelle et scientifique durable dans le domaine des sciences de l’homme et de la société appliquées aux études islamiques. Les musulmans, même très cultivés et au courant des exigences de la pensée critique moderne, renoncent à leurs connaissances dès qu’il s’agit de traiter de ce que les croyants appellent al-muqaddasât, c’est-à-dire les articles sacro-saints de la croyance (Coran, révélation de la Parole de Dieu ; transmission de cette Parole par Muhammad (QSSSL) ; les dits ou traditions du Prophète (QSSSL), second texte sacré échappant à toute critique historique, vie du Prophète (QSSSL), etc.). C’est ce que j’appelle le Grand Corpus de la croyance.
On se heurte ici à ce que Gaston Bachelard a bien décrit sous l’expression d’obstacles épistémologiques. Quand le croyant grandit dans le discours dogmatique et prononce le mot muqaddasât, il entre dans la subjectivité et la ferveur dévotionnelle ; il quitte ou refuse d’entrer dans celui du questionnement et de l’analyse déconstructive. Cela ne vaut pas seulement pour des personnes qui n’ont pas été initiées aux outils de l’analyse critique ; de grands scientifiques passent aisément et avec les mêmes certitudes dogmatiques à la subjectivité dévotionnelle.
Ainsi, si l’on explique qu’en arabe, muqaddas signifie saint et non pas sacré et que le sacré est en réalité désigné par le terme harâm (le Coran parle de masjid harâm), on provoquera peut-être la curiosité linguistique, mais pas le renoncement aux propositions dogmatiques. Si l’on essaye de distinguer le statut théologique de la foi comme je l’ai fait ici, de la croyance, on se heurte de front à l’obstacle épistémologique. Très peu de croyants emploient le concept d’épistémè et d’épistémologie. On découvre le poids de l’impensable et des impensés dans tous les discours humains.
Or, le système scolaire instauré par les partis-États depuis les indépendances a été profondément marqué par deux facteurs régressifs : la prédominance du discours des mosquées sur celui des écoles publiques ; une politique de l’arabisation qui continue d’ignorer les données objectives de l’histoire de la langue arabe. À ce jour, il manque un dictionnaire historique de la langue arabe et des dictionnaires techniques de chaque discipline en sciences de l’homme et de la société.
Il y a plus. Si je dis que les Grands Corpus de la croyance qui nourrissent les traditions religieuses sont le résultat de lents processus de constructions sociales historiques, je bouleverse les représentations individuelles et collectives de la croyance aussi bien religieuse que laïque ou séculière. Les concepts de sacré, de saint, de révélation, de Parole de Dieu, de tradition… sont des produits d’acteurs sociaux qui déroulent leur histoire. Je passe de la pensée essentialiste et substantialiste qui fige les notions dans des contenus “éternels” hors de toute dynamique de l’histoire. Cela ne supprime pas l’effectivité des mouvements que les acteurs sociaux impriment à l’histoire de leur existence sur terre. Pendant que l’Europe renonce aux dominations coloniales directes pour se consacrer à la construction difficile, mais tenace d’un nouvel espace de la citoyenneté, les peuples “libérés” s’enlisent dans des bricolages identitaires sans lendemain qui les éloignent des bénéfices des révolutions scientifiques depuis 1945. 

Vous êtes l’auteur d’un ouvrage De Manhattan à Bagdad. Vous prônez de longue date le dialogue des civilisations. Comment analysez-vous le discours d’Obama au Caire ? (Rupture ou non, selon-vous, par rapport à son prédécesseur à la Maison-Blanche ? 
De Manhattan à Bagdad est un ouvrage à deux voix (Joseph Maïla et moi) et il est une des illustrations du regard de l’islamologie appliquée sur les forces de production de l’histoire des sociétés dites musulmanes depuis 1945. Pour toutes les raisons et explications déjà exposées jusqu’ici, “l’islam”, construit et instrumentalisé par les Partis-États et les courants d’opposition émergés après la défaite de 1967, s’impose comme la force première de soulèvement des imaginaires sociaux. C’est cet islam-là qui conçoit, prépare et exécute l’attentat du 11/9/2001. Auparavant, l’Algérie du FLN a connu sa seconde guerre meurtrière. Les Partis-États qui avaient exercé le monopole du contrôle de l’islam comme “combustible politique fécond”, selon la juste expression de Hassan II, sont désormais contraints de se livrer à une surenchère mimétique sur la revendication de l’islam authentique contre l’islamisme terroriste. “L’islam” manipulé, sollicité, instrumentalisé par toutes sortes d’acteurs est plus éloigné que jamais de sa vocation première comme expérience humaine du divin ; il est pour tous les protagonistes l’instance obligée de légitimation de toute gestion politique des sociétés ; ce qui accentue l’enfoncement des peuples dans ce que j’appelle les clôtures dogmatiques perdant là l’espérance spirituelle nourrie par la religion et tout espoir d’avenir politique.
Je ne peux reprendre ici mes développements sur la critique des réponses données au 11/9/2001 par le règne de G. W. Bush enrôlant l’Occident dans une guerre dite juste contre le Mal absolu, et l’absence de réponse pertinente du côté “Islam”. Les régimes en place menacés par l’islam en colère réactivent l’islam pacifique des zaouïas qu’ils avaient liquidées au lendemain des indépendances quand triomphait la Révolution socialiste arabe initiée par Nasser. Au lieu d’enseigner la genèse historique et doctrinale du 11/9/2001 dans la longue histoire du fait islamique, on continue de faire croire qu’il y a un islam authentique capable de remplir tous les vides laissés par le colonialisme et de dépasser tous les effets pervers de la modernité matérielle. Or ces vides ont une histoire bien plus longue et bien plus liée aux vicissitudes historiques de la pensée islamique (voir mon livre récent Pour sortir des cultures dogmatiques).
Dans cette perspective, le discours du président Obama au Caire a une double dimension : il substitue le désir de paix à la volonté de punir, d’éradiquer, de dominer, de transférer la démocratie par les armes, prônée par son prédécesseur.
Mais il laisse croire qu’il peut atteindre cette paix en parlant avec un ton apologétique et valorisant d’un islam abstrait, non historique, celui précisément que brandissent tous les protagonistes en lutte pour prendre le pouvoir et le conserver à vie une fois conquis.
Comme toutes les voix politiques d’Occident, il parle à l’islam officiel géré par les États ; j’ignore s’il est informé sur les autres types d’islam ; il se doit de mentionner l’islam des silencieux et celui des chercheurs, des penseurs, des humanistes, bien qu’il soit minoritaire. Cette minorité a le mérite d’ouvrir les horizons historiques d’une culture de paix fondée sur un humanisme concret et universalisable. 

Nous assistons en Algérie à ce  que l’on pourrait nommer une résurgence des zaouïas. Comment percevez-vous ce phénomène ? (Dans l’histoire du mouvement national, les oulémas influencés par les réformistes musulmans tels qu’Abdou, Afghani, se montraient très critiques envers les zaouïas). Ce qui se passe actuellement  serait-il a priori signe d’essoufflement du courant réformiste d’Ibn Badis, ou signe d’un ancrage culturel plus prononcé des zaouïas ?
J’ai déjà mentionné la question des zaouïas et de l’islam maraboutique, honnis, disqualifiés, alliés du régime colonial, puis réhabilités récemment pour des raisons électorales. C’est cela l’étatisation permanente de la religion. Celle-ci ne vit pas, n’évolue pas avec ses ressources et ses choix propres. C’est un instrument, non une instance autonome dont l’autorité s’imposerait librement à toutes les consciences. Ce que je décris là n’est pas particulier à l’Algérie ; c’est une stratégie politique qui s’impose partout pour faire barrage à l’islamisme radical. On notera que le recours à un islam humaniste n’est nulle part à l’ordre du jour.
L’animosité entre les réformistes salafi et l’islam populaire des confréries est ancienne ; elle est liée aux tensions politiques et sociales entre culture orale et culture savante écrite. Elle se retrouve partout. Le colonialisme a joué sur cette différence. Dans l’islam étatisé, l’islam populaire qui intégrait les codes culturels et coutumiers locaux, est devenu un islam populiste avec le déracinement des paysans et des pasteurs, la croissance démographique qui gonflent les périphéries des villes. Les réformistes eux-mêmes sont dépassés par l’islam officiel et l’islam révolté politiquement. Cette esquisse d’une sociologie des islams souligne le grand arbitraire qu’il y a à parler toujours d’islam au singulier. On retiendra à ce propos que le mot islam intervient seulement six fois dans le Coran, alors que le mot Allah intervient 1 697 fois sans compter les attributs d’Allah. Cela en dit long sur les constructions sociales de la religion, des cultures, des institutions…  

Une question à laquelle vous auriez souhaité répondre ? 
Pour mesurer le nombre de questions auxquelles je souhaite répondre de cette manière rapide et simplifiée, je renvoie à la lecture de mes livres et de mes articles. Et chaque jour qui passe soulève de nouvelles questions qui attendent des réponses pertinentes, éducatives et intellectuellement subversives, je veux dire innovantes.

 
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